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La première de la liste pour la corvée du petit déjeuner était Jeanne Albertigny, une brune solide de type méditerranéen, qui avait exercé jusqu’alors le métier de coiffeuse. Quand elle descendit pour préparer le café, elle eut la surprise de trouver, sur la longue table de la cuisine, une gerbe de flûtes de pain dorées, encore chaudes, à côté d’un amoncellement réconfortant de petits croissants frais. Et, sous la table, un bidon métallique qui contenait au moins cinq litres de lait bourru.

Au couvercle du bidon, un billet était fixé au moyen d’un bout de ficelle rouge. Jeanne le déplia et lut : « Bonjour, voisines ! Ça va ? Nous, on va bien. On espère vous voir bientôt. Ça, c’est le lait de nos vaches. Mais où êtes-vous ? » C’était signé « Albert Girard ».

Et parmi les croissants se trouvait un autre billet, tout transparent de taches de beurre : « J’espère que vous les trouverez bons. C’est moi qui les ai faits. » Ce second billet était seulement signé « Charles », sans nom de famille.

Jeanne, pas plus que les autres, ne put deviner comment le bidon, et les pains, et les croissants, étaient arrivés là. Mais une chose était certaine, c’était la proximité de leurs compagnons d’aventure ! Ils n’étaient peut-être séparés d’elles que par une cloison, une porte ! Elles cherchèrent en vain cette porte pendant une bonne partie de la journée. Elles visitèrent de nouveau de fond en comble leur abri. Il comprenait sept étages, mais la plupart leur en était en grande partie interdite par des portes sans serrures visibles.

Elles frappèrent à toutes ces portes, appelèrent, écoutèrent. Rien ne leur répondait. Où se trouvaient les hommes ? Et comment leur avaient-ils fait parvenir le pain, les croissants, le lait et les billets ?

Ces deux billets avaient fait sortir ces hommes de l’état d’existence statistique. Ils étaient là, ces garçons, quelque part au-dessus ou au-dessous ou à côté d’elles, ils étaient déjà parmi elles par l’odeur de la pâte que l’un d’eux avait pétrie, par l’odeur douce et fade des mamelles qu’un autre avait pressées dans ses mains, par les mots qu’ils avaient écrits et sur lesquels certaines, déjà, construisaient le souvenir d’une voix masculine.

Ils étaient un peu frustes, ces billets. La Voix, d’ailleurs, avait bien précisé que la majorité des hommes étaient des paysans. Et il y avait, par contre, pas mal de Parisiennes un peu cultivées parmi les femmes, de ces demi-intellectuelles comme la capitale en fabrique tant. Mais celles-là autant que les autres furent émues par ces quelques phrases brèves. Un homme, maintenant, était un homme…

Lucien Hono, assis devant l’écran, les regardait chercher, fouiller tous les placards, sonder les murs, palper les portes, provoquer les échos. Il promenait son regard du haut en bas de l’Arche, plus volontiers dans les couloirs et les escaliers que dans les pièces mêmes, partout où il avait le plus de chances de rencontrer des femmes isolées, dans ces moments où, passant d’une occupation à une autre, d’une compagnie à une autre ou à la solitude, ayant déjà quitté une attitude et pas encore adopté la suivante, elles ont des gestes un peu à la dérive et des visages neutres où rien de volontaire ne vient se réfléchir. C’était sur ces visages-là que le savant essayait de lire leurs pensées profondes. Mais il n’y voyait rien que le vide. Dès qu’elles ne se trouvaient plus les unes en face des autres, à s’affronter et se mentir, ou tranquillement occupées, seules, à se faire illusion à elles-mêmes, dès qu’elles abandonnaient l’apparence, il ne restait d’elles absolument rien.

Hono, qui venait de regarder les hommes de l’Arche et les avait trouvés stupides, était en train d’en arriver pour les femmes à la même conclusion. Il se demandait si M. Gé avait délibérément choisi des esprits simples dans des corps sains, ou si, étant idiot lui-même, il les avait pris à sa ressemblance en croyant faire un choix supérieur. Mais non : l’explication la plus simple, c’était que les passagers de l’Arche constituaient un échantillonnage moyen de l’espèce humaine. Oui, c’était bien ça, de toute évidence : des brutes qui n’avaient d’autres soucis, individuellement, que de se précipiter sur une autre brute du sexe complémentaire pour engendrer d’autres petites brutes, et, collectivement, de s’entr’égorger. Le grand massacre qui venait de commencer était bien l’aboutissement logique de cette façon de vivre : les hommes allaient s’entre-tuer jusqu’au dernier, sous le prétexte de s’assurer de plus larges moyens d’existence.

Pour se soulager un peu, pour se reposer les yeux et l’esprit, Hono, d’un brusque tour de bouton, dirigea son appareil sur les bêtes. Il reçut d’abord dans les oreilles le ronflement de la ruche, fit une grimace, s’en fut vers les poules. Elles étaient installées dans de grandes cages grillagées, une cage pour chaque race. Dans chaque cage, un coq vaniteux dressait sa crête au-dessus d’une petite assemblée de poules soumises qui, lorsqu’elles passaient près de lui, baissaient la tête et tendaient le croupion. Hono, une fois de plus, ricana. C’était toujours la même chose, du haut en bas de l’échelle des êtres vivants : manger, combattre, se reproduire, conserver et perpétuer cette vie qui n’avait d’autre but qu’elle-même. Se battre pour conquérir un mâle ou une femelle afin de projeter un peu plus loin cette vie sans raison. C’était le règne de l’absurde. Lorsque Dieu, après avoir créé les eaux, les rochers, les plantes et les bêtes, avait ajouté l’homme au sommet, il avait ainsi donné un sens à toute la pyramide. Seule la présence de l’homme conscient pouvait donner une direction à ce chaos de forces s’entre-dévorant et se perpétuant avec une ingéniosité divine et sans but. Mais l’homme était rapidement devenu la plus ingénieuse des brutes, la plus prétentieuse des créatures sans raison. Il courait à une allure de plus en plus folle vers sa propre image. Il avait oublié en chemin que cette image était aussi celle de Dieu.

Eh bien ! tout cela allait se terminer. L’homme avait préparé de ses propres mains la machine infernale sur laquelle ils allaient sauter, lui et toutes les absurdités qui l’entouraient. Il fallait bien que cela arrivât. Et ce n’était pas trop tôt…

Hono aperçut dans un coin de l’image une silhouette féminine accroupie. Il la cadra au centre de l’écran, la fit grandir. C’était une jeune femme blonde, ronde et douce, paisible. Elle était assise en tailleur, dans une pose de repos. Elle tenait sur ses genoux un lapin blanc aux yeux roses et le caressait de sa main aux longs doigts bien pleins. Elle le caressait sans le regarder, elle avait les yeux vagues, et chantonnait une chanson d’enfant. La lumière qui venait de toutes parts éclairait son visage sous tous les angles, sans trace d’ombre, l’effaçait presque un peu, lui donnait l’apparence d’un personnage de fresque ancienne, travaillée par l’estompe d’un temps sans cruauté.

À la regarder, Hono sentit son propre visage s’apaiser, ses muscles se détendre et la colère permanente qui bouillonnait en son esprit se calmer comme l’eau d’un lac quand tombe le vent. Il en eut un peu honte devant lui-même, il tendit la main pour couper l’image, mais il ne le fit pas. Il continua de regarder Irène, il respirait sa paix comme l’air d’un crépuscule après un jour trop chaud. Il commença presque de sourire, il se passa la main sur les joues dans un geste pareil à celui de la main d’Irène sur la petite bête qui s’endormait, comprit qu’il aurait voulu être à sa place, poser sa tête là, sur cette chair tiède et ronde, fermer les yeux et se laisser caresser par cette fille, qui continuerait de chantonner et de regarder dans le vague. Jamais une main de femme ne s’était posée doucement sur lui. Cela ne lui était jamais arrivé, jamais.

Le diable l’emporte
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